Entre nostalgie, fiction et réalité : L’effondrement d’une époque mythique dans la télésérie VINYL

Anne-Marie Charette

Je me présente, Anne-Marie Charette. Je suis étudiante à la maîtrise en communication depuis l’automne 2017. Après avoir fait carrière en cinéma, en tant que scénariste, recherchiste et par la suite documentaliste (projet en cours), ainsi qu’en télévision, en tant que réalisatrice et recherchiste, j’ai voulu « boucler la boucle » en m’inscrivant à la maîtrise en communication. J’ai voulu allier ainsi mon expérience pratique à la théorie dans le but d’approfondir une réflexion amorcée sur le terrain. En communication-recherche, je m’intéresse à l’écriture (tous arts confondus) et aux conditions culturelles et sociales dans lesquelles celui ou celle qui écrit vit et exerce son métier, qu’il soit scénariste, scripteur (scripteuse), romancier (romancière), etc. Les films et la télévision sont des médiums visuels. L’écriture d’un script ou d’un scénario se fait d’une manière qui englobe les aspects visuels et sonores d’une histoire. Je m’intéresse à l’exercice de transposition qui s’opère de l’écriture à l’image au cinéma, à la télévision et en photographie, et aux codes que cela impose. Mon expérience diversifiée me donne un point de vue global sur le milieu culturel québécois.

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Figure 1 (Source: VINYL Database)

Prologue

Je suis une enfant des années 60 mais ma conscience et mon ouverture sur le monde se sont bâties dans les années 70 aux côtés de ma sœur (de 8 ans mon ainée), adolescente vivant à fond son amour pour les Beatles, le « flower power», la drogue et le rock’n’roll. J’ai été non seulement influencée, mais imprégnée de cette époque transcendante et unique où tout était permis. Je pensais alors que ma vie d’adolescente et ensuite d’adulte serait calquée sur cette période (la drogue en moins), empreinte de liberté, d’ouverture, de chaleur humaine et de retour à la terre. J’étais loin de me douter que c’était le début de la fin. Des réminiscences de ce monde extravagant et coloré (j’avais 5 ans à l’Expo 67), les tissus, les odeurs, les vêtements, les mœurs, la musique, les couleurs ont longtemps dansé sous mes yeux. Plus ces éléments mnémoniques devenaient évanescents, plus j’ai déchanté. Et puis, les années 80 ont été marquées par un « comeback » des valeurs conservatrices. Nous nous sommes retrouvés devant un avenir effondré et un horizon de cendres. Les extravagances des baby-boomers durant les années 50-60-70 avaient siphonné les ressources économiques et sociales, contribuant ainsi à l’effondrement d’un monde basé sur une utopie. Si mon enfance a été bercée par l’insouciance de ces « âges d’or » du rêve américain, qui atteignait aussi les Américains du nord, c’est de cette perspective que j’aurai abordé l’âge adulte. Même si, tout comme les Rolling Stones, ma sœur avait survécu, l’effondrement de nos rêves a été brutal.

Introduction

VINYL m’a tout de suite interpellé avec nostalgie et, pour un bref moment, j’ai pu replonger dans cet univers idéalisé jadis. En même temps, la série cristallise bien la « vibe » électrique que j’avais ressenti autour de moi, précédant la période « post-effondrement », annonciatrice d’une catastrophe.

Si VINYL nous révèle quelques moments charnières des vies tumultueuses de Scorsese et de Jagger, la presse et la littérature sont parcimonieuses à ce sujet. Mais comme VINYL témoigne d’une époque vécue passionnément par Jagger et Scorsese et qu’ils se sont inspirés de leurs vécus, on peut en déduire que la série nous révèle quelque chose de biographique sur eux.

Que s’est-il passé dans leurs vies d’artistes ? Comment ont-ils survécu à l’effondrement, voire à la ruine de cette époque unique ? Même si nous ne pouvons répondre à la première question, il est clair que VINYL met en lumière les abus des abuseurs d’un système qui s’est effondré alors que Jagger et Scorsese sont toujours là pour en témoigner.

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Figure 2. Source : COS Database

VINYL (pilote de 112 minutes et 9 épisodes de 60 minutes, produit par HBO en 2016), qui se consacre au microcosme du rock new yorkais, fait un travail de reconstitution remarquable du New York de 1973, en restituant l’atmosphère de chaos, la touche vintage des costumes et des décors, l’univers mythique d’une industrie musicale corrompue et en voie d’effondrement total. La série nous plonge dans les coulisses démentielles d’American Century Records du point de vue privilégié de Richie Finestra, grand patron d’une compagnie moribonde qu’il tente de sauver de la catastrophe, en cherchant désespérément de nouveaux talents alors qu’il traverse une grave crise existentielle.

C’est en luttant contre ses propres démons que Ritchie nous confronte au thème central de la série, la chute d’une des plus grandes époques musicales de l’histoire des États-Unis, alors que le rock a été considéré comme un moyen de révolte contre le conformisme, la morale dominante et la société de consommation.

« Réalisé par Scorsese, le premier épisode-pilote époustouflant de VINYL entraine le spectateur dans un véritable tourbillon ; la caméra est partout et chaque plan s’enchaîne avec une fluidité déconcertante. La scène d’ouverture est sans conteste un modèle du genre ; ses huit premières minutes sont une plongée, sans acide, dans l’Amérique des années 70. Ralentis, gros plans et brusques mouvements de zoom arrière rythment ce concert dans un immeuble en ruine. Le spectateur ressort essoufflé de cette orgie visuelle et sonore. (de Casanove, Laurianne (2016) Ciné Chronicle, 20 avril 2016).

C’est la séquence de l’effondrement, construite comme un long métrage (début et fin de l’épisode 1), qui, comme objet d’analyse, retient plus particulièrement mon attention, parce qu’elle contient à elle seule toute la matière mythologique, la texture nostalgique et les auto-références cinématographiques et musicales propres aux univers respectifs et mis en commun ici par Scorsese et Jagger.

La partie centrale de l’épisode (coincée entre le début et la fin de cette séquence) illustre et documente le spectateur sur ce qui est imminent, la chute de Ritchie. On y expose et contextualise les raisons qui l’ont mené à ces multiples niveaux d’effondrements (personnel, professionnel, du rock’n’roll et du Mercer Arts Center) jusqu’à ce point de non-retour alors qu’il sera enseveli sous l’édifice en ruine. Contre toute attente, Ritchie renaîtra de ses cendres, investi d’une mission dont il ne dérogera pas, la survie du rock.

Fait intéressant, nous nous retrouvons face à la possibilité d’avoir sous les yeux une docufiction : cet enchevêtrement du vrai et du faux, entre fiction et réalité, frappe mon imaginaire et laisse volontairement le spectateur dans le vague quant à l’interprétation qu’il peut faire du degré d’investissement autobiographique de Jagger et Scorsese.

Dans ce sens, s’il y a des partis pris de la part de Scorsese et de Jagger, ils nous apparaissent plus à travers une tentative de démythification (enlever le mythe) d’une époque que comme un bilan nostalgique, peut-être dû au fait qu’ils ont failli ne pas survivre à cette période trouble. Cela donne à leur propre mythologie un angle neuf.

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Figure 3 : Générique de Vynil, plan par plan

Problématique : L’effondrement qui ruine

J’ai choisi de faire le point (focus) sur chacun des effondrements, fils conducteur de la série, qu’ils soient psychologiques et physiques propres à Ritchie (sa vie personnelle, sa compagnie de disque en banqueroute, sa panne d’inspiration), ou socio-économique et culturel, symbolisés par l’effondrement du Mercer Arts Center survenu le 3 août 1973 à Soho.

Quels sont les indices visuels qui illustrent la mythification ? Quels sont les échos sociaux et politiques de la notion d’effondrement qui résonnent encore aujourd’hui ? Nous savons qu’après cette époque, âge d’or du rock, rien n’a jamais plus été pareil.

Il me semble intéressant de chercher à comprendre les motivations (auteurs, producteurs, réalisateurs) qui font que le personnage principal (Ritchie Finestra) n’est ni musicien ou chanteur d’un groupe, ni réalisateur, mais directeur d’une étiquette de disques convoitée et puissante.

Ce parti pris narratif donne-t-il à Scorsese et Jagger une plus grande liberté d’interprétation qui leur permet de revisiter leurs légendes sous un angle neuf, sans trop se dévoiler et tout en gardant le contrôle sur l’histoire ? Permet-il de jouer à cache-cache avec la réalité sous le couvert de la fiction ?

Au cours de mon processus de recherche, j’ai voulu répartir la structure narrative de la série sur quatre niveaux « d’effondrements », séparant le premier épisode en trois séquences (pré crash, crash, post crash) tout en décrivant la séquence du pilote à travers la lorgnette de la sémiologie afin d’en extraire le parti pris des auteurs, Jagger (signifié-le concept), Scorsese (signifiant l’image acoustique ou le discours) et Winter (le signe-rapport entre les deux premiers et entre la crise et le discours).

« C’est ce jeu intéressant de cache-cache entre le sens et la forme qui définit le mythe. » (Barthe, Roland (1957) Mythologies, Édition du seuil)

Ces quatre niveaux d’analyse de la scène, ou strates d’effondrement de l’âge d’or du rock, seront répartis comme suit : l’effondrement personnel (fin de son couple, de sa carrière et de sa santé, drogues, « near death » expérience) ; l’effondrement professionnel (impasse de sa compagnie de disques et manque d’inspiration) ; l’effondrement du rock (tel qu’il a été connu dans les années 70) ; l’effondrement du Mercer Arts Center (qui a eu lieu le 3 août 1973).

Mythe ou réalité : le cinéma comme support à la parole mythique?

« Lointaine ou non, la mythologie ne peut avoir qu’un fondement historique car le mythe est une parole choisie par l’histoire : il ne saurait surgir de la nature des choses…elle peut être formée de représentation comme le cinéma…qui peut servir de support à la parole mythique. » (Roland Barthe (1957) p. 212)

Rares sont ceux qui ont pu témoigner d’un vécu passé et actualiser une parole jusqu’alors mythique, la rendant accessible, la démythifiant pour la première fois, pour ceux qui étaient absents lors des tribulations de cette décennie.

Dans VINYL, cet aspect mythique, enrichi par l’historicité de Jagger et Scorsese, apporte une dimension qu’on ne retrouve pas souvent dans un contexte de télésérie. L’axe docu-fiction me permet d’étudier ce qui est implicite dans la série.

« En tant que témoin et survivant de cette décennie où tous les excès étaient permis, j’ai vendu l’idée à Scorsese de faire un film sur l’industrie du disque durant les années 70. Le film s’est transformé en une télésérie : « VINYL ». La série mélange de vrais personnages et événements avec des personnages de fiction. Ritchie est un cocaïnomane à la tête d’une compagnie fictive » (Mick Jagger, Billboard, janvier 2016).

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Figure 4: Source: Vinyl Database https://edbonsports.com/tag/vinyl-tv-series/

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Figure 5 : Source: VINYL Database

Entre mythe et réalité, VINYL s’est construit autour de lieux allégoriques du New York artistique, que ce soit les bureaux de « American Records » (étiquette fictive), qui sont ceux d’une vraie maison de disques d’où sont sortis d’innombrables succès des années 50-60, du Brill Building (1619 Broadway) et du Mercer Arts Center (lieu réel de l’effondrement qui eut lieu le 3 août 1973). Les lieux culte des années 70 à New York comme le Mercer Arts Center et sa faune accueillaient la programmation culturelle éclectique de l’époque. La reconstitution de ces lieux porteurs de la culture émergente de l’époque est puisée directement dans l’historicité de Scorsese et de Jagger.

Certaines reconstitutions sont troublantes d’exactitudes…

Les New York Dolls, groupe glam rock représentatif de la série, y étaient en résidence depuis 1972 et y ont joué des dizaines de fois, jusqu’à ce que l’édifice s’effondre. Ce sont eux qui clouent Ritchie Finestra sur place lors de la scène « métaphorique » de l’effondrement (épisode-pilote 1), interprétant leur succès de l’époque, « Stranded in the Jungle », lors d’un concert qu’ils ont donné au Mercer Arts Center en 1972.

On remarque la similitude sur ces deux photos entre les Dolls et les Stones. On peut se demander si les New York Dolls n’ont pas influencé Jagger, ses gestes, son style vestimentaire, ou si c’est l’inverse. Il est clair qu’à l’instar des Dolls, les Stone ont contribué à créer un style musical unique et qu’ils ont survécu à la ruine de l’empire musical des années 70.

Le personnage de Maury Gold est directement inspiré de Morris Levy, le patron de Roulette Records, auquel Scorsese eut affaire lorsqu’il demanda les droits de quelques chansons pour la bande originale de son premier film, « Who’s Knocking At My Door ». La séquence qui montre la négociation entre Richie Finestra et Maury Gold autour du sort de Lester Grimes, artiste afro-américain considéré comme une simple marchandise, est tout droit sortie de ce souvenir et témoigne des méthodes enseignées par Morris Lévy, parrain du business musical des années 70.

Chronologie de l’effondrement : de la crise à la ruine

1. Pré-effondrement : la crise

Ce n’est pas un hasard si tout commence avec l’état de crise de Ritchie Finestra et se termine par sa ruine. L’univers de la crise correspond bien au rythme syncopé propre à l’esthétisme de Scorsese.

Richie Finestra est inconfortablement assis dans sa luxueuse voiture. Il est en sueur et nous apparait dans un état second. Il risque un regard inquiet autour de lui. On découvre (regard subjectif) une ruelle de New York jonchée de déchets et un sans-abri qui dort.

Un côté trash de chaos s’en dégage, symbole d’un essoufflement économique et social propre à l’année 1973.

De retour dans l’auto, son regard se pose (gros plan) sur la carte d’affaire d’un détective. Il a un rictus de panique. Après avoir payé l’homme à qui il a acheté de la drogue, Ritchie ouvre la fiole de cocaïne et s’en étend sur les gencives en soupirant de soulagement.

Sa réaction à l’absorption de drogue est exagérée mais nous fait comprendre son niveau élevé de dépendance. Fait-elle référence à Jagger (Rolling Stones) et à son addiction bien connue pour les drogues dures, exactement à la même époque ? On peut en conclure que l’évocation colle à la réalité de la légende du rock.

Puis Ritchie cherche frénétiquement quelque chose. On se rend compte que c’est un miroir lorsqu’il arrache le rétroviseur de sa voiture de luxe. Il regarde à nouveau la carte du détective, rit, roule un billet de banque, aspire bruyamment la ligne de poudre sur le miroir, se cambre avec exagération sous l’effet tenseur de la drogue.

Il prend le téléphone, regarde la carte et compose le numéro du détective. Adossé à son siège, le combiné à l’oreille, Ritchie respire fort, il est au bord d’un gouffre psychologique.

La consommation effrénée de drogue contribue grandement à exacerber la crise dans laquelle Ritchie se trouve, le menant directement vers sa propre chute.

Au moment où on entend la voix du détective qui résonne à l’autre bout du téléphone (il est clair qu’il veut se livrer à la police pour le meurtre qu’il a commis), la ruelle est assaillie par un groupe d’exaltés qui jaillissent de toute part. Ritchie est interrompu brusquement par ce flot de jeunes qui sautent sur le toit de sa voiture et crient à travers ses vitres. Comme la voiture de Ritchie est sur la trajectoire du groupe, ils la contournent, l’enjambent. Une jeune fille pose sa main avec énergie sur le pare-brise et le fixe à l’envers depuis le toit. Puis, en souriant, elle part rejoindre le flot humain qui l’emporte vers le lieu d’où une musique endiablée émane.

Comme une transfusion d’énergie, ce contact visuel le sort complètement de son évanouissement mental.

On assiste à une série de zooms avant sur la marquise du lieu : MERCER ARTS CENTER, puis sur Ritchie, et encore sur le flot de jeunes qui s’engouffrent dans le centre d’arts, point de vue subjectif illustrant l’état d’agitation mental de Ritchie.

Il se hisse hors de sa voiture, titube vers le lieu culte, attiré par la vague humaine. Le portier reconnait le V.I.P de l’industrie musicale immédiatement : « Mrs Finestra, clear your nose… » et le laisse entrer sans billet.

2.     L’Effondrement ou crash – point de non-retour

À l’intérieur, le sol est jonché de seringues et de détritus douteux de toutes sortes. La déchéance symbolique est amorcée de l’intérieur.

En montant, Ritchie, qui est redevenu calme et en phase avec lui-même (l’image est légèrement au ralenti) croise (plans subjectifs) une faune déstabilisante : un homme évanoui est transporté par une « civière humaine » (overdose ?), une fellation se donne dans un coin sombre de l’escalier (mœurs sexuelles éclatées). Les mœurs sont illustrées ici par le travail de reconstitution des accessoiristes qui, en quelques plans, nous font totalement comprendre le contexte socio-culturel de l’époque.

Cette scène métaphorique frappe le spectateur par l’éclectisme de ce lieu ruiné mais pas encore en ruine.

Indifférent au spectacle qui se donne en coulisse, guidé par la magie de la musique (ce son électrique qu’il entend pour la première fois), Ritchie maintient sa nirvanique trajectoire et parvient jusqu’à la salle où se donne le concert.

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Se frayant un chemin à travers la foule en délire, Ritchie est envouté par le beat effréné de ce groupe de « glam rock », par l’émergence d’une nouvelle sonorité. En utilisant une caméra subjective, le réalisateur nous offre, le temps de quelques plans, le point de vue privilégié de Ritchie, comme si nous y étions. La scène est ralentie, peut-être pour nous permettre de bien en saisir les détails, mais je dirais que c’est le calme avant la tempête.

Puis le délire se poursuit alors que la caméra passe (par des mouvements rythmés) de Richie au groupe puis, en ralenti, cristallise certain moments glam (vintage). Ritchie est maintenant en transe. D’un zoom avant sur le chanteur en zoom arrière sur Richie, les points de vue de caméra se déchaînent. On est dans le style inimitable de Scorsese.

Au moment où le guitariste se jette dans la foule qui le soulève, un ralenti passe du chanteur aux lèvres rouges à Ritchie, l’image vibre dangereusement. Toujours planté au beau milieu de la foule endiablée, il est en transe. Un mélange de peur et d’extase se lit sur son visage alors que tout se met à craquer, à vibrer autour de lui. Il pleut du stuc.

« …les images de ruines viennent figurer tantôt l’état de délabrement spirituel du personnage, les traces mnésiques qui s’égrènent comme le plâtre ou la pierre des murs, l’édifice du souvenir qui suinte et se rompt : elles sont en même temps une image du passé, mais aussi le signe d’une crise, d’une rupture de ce même passé, d’un sentiment d’étrangeté et de détachement face au monde. » (Habib, André (2011) p. 65-66).

 

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Ritchie suit du regard une immense faille qui scinde l’immeuble en deux pendant que le groupe continue sa prestation.

Lui qui, il n’y a pas si longtemps, était déchiré, en crise, est totalement en phase avec cette éviscération architecturale (ruinification). Il n’a aucune appréhension face à la catastrophe qui s’annonce. On dirait même qu’il la désire.

Au moment où les tuyaux éclatent de partout et que l’eau gicle, son rictus est celui du plaisir, orgasmique. C’est l’épiphanie. Puis les poutres d’éclairages tombent sur la foule, le plâtre se détache en flocons et le lustre magistral du plafond fonce directement sur lui.

 

3.     Le Post-crash – ruine et immortalité

On se retrouve à l’extérieur du building pour assister à son effondrement… dans ces « …décombres de guerre… » (Habib, André, 2011, p. 9). Pour Jagger et Scorsese, y aurait-il eut guerre ? À ce stade-ci, on peut le présumer.

Le spectacle est apocalyptique. Un lent zoom avant nous dirige vers l’épicentre du séisme, les décombres, à l’endroit même où Ritchie est enseveli.

Cette mort métaphorique symbolise-t-elle celle, plus réelle, à laquelle Scorsese et Jagger ont échappé durant ces années chaotiques ?

Dans un silence de mort, une main s’extirpe des décombres. Ritchie ouvre des yeux de cendres. Derrière lui, la lumière du plafonnier effondré scintille au rythme d’un cœur qui bat toujours, confirmant sa survivance. Titubant, il se lève et s’extirpe des ruines. Soutenu par la lumière des projecteurs en arrière-plan (« the show must go on »), il essuie la cendre de ses yeux. Il est le Phoenix. Ritchie sourit. Le rock est mort, vive le rock !

La chanson « Rock ‘n’ roll music » bat la mesure du générique qui défile.

« De la même manière, qu’il s’agisse d’un lieu imaginaire ou bien réel, la ruine est toujours inséparable d’une expérience de l’histoire et du territoire, plus ou moins contemporaine, mais aussi d’un héritage référentiel et iconographique complexe… ». (Habib, André (2011), p. 65)

VINYL – Un vintage nostalgique

La nostalgie peut relever d’un passé fantasmé. Dans VINYL, cet énoncé ne s’applique pas et le passé ne s’avère pas avoir été fantasmé par les auteurs de la série. Il nous est présenté tel qu’il est, dans un halo « daze » de brutalité crue, dans sa splendeur et sa médiocrité, sa beauté et sa laideur, dans son insoutenable légèreté où l’alter ego (ou les alter ego) évoquent les chroniques d’une mort annoncée.

Même si la trame originelle du rock s’est (ou a été) ruinée, même si les directeurs de compagnie de disques corrompus et leurs gérants ont dégradé tout ce qu’ils ont touché, un aspect nous apparait dans sa glorieuse résilience au temps : c’est la reconstitution vintage des décors, accessoires, costumes, maquillages, coiffures.

Le titre « VINYL » n’est pas anodin et nous rappelle non seulement le support même de la musique et la matière des 33 tours mais aussi le tissu des vêtements glam ou d’époque qu’on retrouve dans la série. Il fait allusion aussi à la qualité musicale, innovation propre à l’époque de l’âge d’or du rock.

« Le vinyle ayant un grain beaucoup plus fin, il permet de graver des sillons plus étroits et rapprochés. L’utilisation de cette matière synthétique thermoplastique à la place de la cire a considérablement amélioré la qualité de reproduction sonore : réduction du bruit de fond, augmentation de la bande passante, de la dynamique et de la durée d’enregistrement, qui passe de moins de 5 minutes à 30 minutes sur un 33 tours » (Frank, maPlatine.com, L’historique du Vinyle, janvier 2016).

Conclusion

Nous ne saurons probablement jamais exactement ce qui s’est passé dans la vie de Mick Jagger au cours de ces tumultueuses années 70. Nous savons qu’il est discret et n’aime pas parler de son expérience rock, qu’il a été l’instigateur-concepteur du projet VINYL (il a poussé Scorsese à le faire), qu’il a survécu à la drogue (il n’est pas mort d’une overdose), au sexe (il n’est pas mort du sida) et que même s’il a peut-être été exploité par un gérant mafieux, il a réussi à vivre de sa brillante carrière. On peut en déduire qu’il ne se mythifie pas lui-même, puisqu’il ne s’y pose ni en star, ni en porte-étendard… qu’il n’y joue pas le premier rôle. On présume qu’il n’est pas nostalgique d’une époque qui l’a presque ruiné. Qui le serait ?

Nous savons que Scorsese est junkie des Rolling Stone qu’il injecte dans ses trames sonores. On sait qu’il a contribué à faire de son héros un anti-héros à son image, obsessif, hyper actif, parce qu’il est lui-même un « addict » de l’extrême. Qu’il a joué avec le sens (métaphore) et la forme (syncopée) utilisant sa technique de montage stroboscopique.

On en déduit que des fractions d’eux-mêmes sont mortes dans les années 70, comme ces neurones brûlés par les narcotiques, mais aussi qu’ils sont faits de la même ère rock, qu’elle vibre encore à l’intérieur d’eux comme autant d’accords transcendants et discordants. Qu’ils ont voulu la recréer parce qu’elle est leur genèse, qu’ils y sont nés, morts, puis revenus à la vie et qu’ils l’ont ressortie comme on ressorts ces albums de vieilles photos qu’on parcourt sans nostalgie, parce qu’on ne s’y reconnait plus.

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De l’époque, on retient l’atmosphère de chaos, l’univers des coulisses démentielles d’une industrie musicale corrompue… les réminiscences d’extravagances colorées, les tissus, les odeurs, les vêtements, les mœurs, la musique, les couleurs, autant d’éléments mnémoniques évanescents… conjoncture unique et non renouvelable.

On conclut que les effondrements personnel (dépendance aux drogues) ; professionnel (banqueroute), du rock (émergence de nouvelles musiques glam rock, disco, etc.) et l’effondrement architectural (Mercer Arts Center) ont dû contribuer à la décrépitude sociale et à mener toute une époque à sa ruine. 

Bibliographie

Barthe, R. (1957) « Mythologies » Éditions du Seuil, p. 211 à 225.

DiGiacomo, F.(2016) « Mick Jagger on “Wacky” label bosses, the mob and working with Martin Scorsese on HBO’s druggy, sexy Vinyl.” Billboard, 7 janvier 2016.

Bonanos, C. (2016) « That huge building collapse on HBO’s Vinyl? True story. Mostly”.

De Casanove, L. (2016) « Série/ Vinyl (saison 1) : critique », Ciné Chronicle, 20 avril 2016, http://www.cinechronicle.com/2016/04/serie-vinyl-saison-1-critique-103551/#c2O5dMuMd9Uzzf6y.99)

Habib, A., « L’Attrait de la ruine », Yellow Now, 2011, p. 65

Jankélévitch, V. (2014) « L’irréversible et la nostalgie », Flammarion, p. 341 à 386.

Frank, « L’historique du Vinyle », MaPlatine.com, janvier 2016).

Niemeyer, K. (2016), « Designer l’âge d’or : médias et nostalgies d’un espace et d’un temps (a)dorés », Le temps des médias, no 27, vol. 2.

Schaller, N (2016) « VINYL : Le nouvel opus du maestro Scorsese », Actualités p. 1- 2

Sotinel, T. (2016) « Vinyl , les souvenirs rock’n’roll de Martin Scorsese » Le monde.

 

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